C’est comme un avant-goût. Cette guerre que tous – toutes tendances politiques toutes religions toutes communautés – semblent appeler depuis quelque temps de toutes leurs forces, cette guerre a ce goût-là. Celui des morts avec qui on prenait un café il y a trois jours. Ou des blessés qu’on se préparait à haïr pour un mauvais papier. Et dans un premier temps, ce que l’événement déclenche, c’est l’amour.
Ça joue en plusieurs temps, un trauma, on le sait. Il y a un premier temps, c’est comme une focale qui s’agrandirait jusqu’à la lumière totale – ça dissout l’ego. Il y a eu deux jours comme ça – de plane intense. D’amour total. Au-delà de soi et de ses convictions. J’ai aimé mon prochain pendant quarante-huit heures. Je l’ai aimé en comprenant dans mes cellules mêmes que mon petit point de vue n’était qu’un leurre, une imbécillité morbide. J’ai aimé tout le monde. Même les crétins qui commençaient à radoter que les Arabes ceci ou cela – j’ai aimé les débiles qui se disaient qu’il fallait en finir avec la politique Bisounours (comme si la politique de répression, dans quelque pays que ce soit, amenait à autre chose qu’à une escalade de la violence), j’ai aimé tous les journalistes tous les dessinateurs tout le monde, j’ai aimé les crétins qui n’étaient pas Charlie.
Du mauvais gangsta-rap
J’ai passé deux jours à me souvenir d’aimer les gens juste parce qu’ils étaient là et qu’on pouvait encore le leur dire. J’ai été Charlie, le balayeur et le flic à l’entrée. Et j’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir. Leur façon de dire – vous ne voulez pas de moi, vous ne voulez pas me voir, vous pensez que je vais vivre ma vie accroupi dans un ghetto en supportant votre hostilité sans venir gêner votre semaine de shopping soldes ou votre partie de golf – je vais faire irruption dans vos putains de réalités que je hais parce que non seulement elles m’excluent mais en plus elles me mettent en taule et condamnent tous les miens au déshonneur d’une précarité de plomb. Je les ai aimés dans le mouvement de la focale écartée en grand, leur geste devenait aussi une déclaration d’amour – regarde-moi, prends-moi en compte. On ne tire pas sur ce qu’on ne voit pas.
Je les ai aimés dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant “on a vengé le Prophète” et ne pas trouver le ton juste pour le dire. Du mauvais film d’action, du mauvais gangsta-rap. Jusque dans leur acte héroïque, quelque chose qui ne réussissait pas. Il y a eu deux jours comme ça de choc tellement intense que j’ai plané dans un amour de tous – dans un rayon puissant. Beaucoup de choses revenaient. Pas seulement le 11 Septembre. Le témoignage de l’urgentiste faisait écho à celui de cet étudiant survivant du bus dans lequel furent raflés ses camarades, à Iguala. Le blond Breivik, et son massacre sur une île. Les enfants de la maternelle décimés par Merah. Ou les innombrables mass shootings perpétrés aux Etats-Unis.
C’est un dialogue qu’ils ont entre eux. Ce sont les hommes qui veulent la guerre. Je comprends qu’on me réponde “ne mélange pas tout”. Mais il faut comprendre qu’en moi tout se mélange. Je ne parviens pas à faire de différence entre ces différentes façons de mourir. Cette imposition de la volonté de tuer dans des quotidiens qui n’avaient rien à voir avec la guerre. Je crois que ce dialogue cacophonique est international, c’est celui des gens convaincus que les civils non armés doivent vivre dans la terreur. Que c’est comme ça qu’on les gouverne le mieux. Il faut apprendre au peuple à sursauter au moindre bruit, se demander pourquoi on entend une sirène d’ambulance, surveiller l’heure avec inquiétude quand quelqu’un qu’on attend est en retard, et observer nos propres pensées avec méfiance.
La censure est interne, c’est un carcan qu’on incorpore. Ça a commencé par Charlie. C’était presque un an après qu’un autre acharné avait attaqué Libération. Comme si l’un avait été la répétition de l’autre. Pourquoi les journaux, deux fois. Et pourquoi les journaux très marqués à gauche, deux fois ? Je sais bien que ce ne sont pas les mêmes personnes, pour les mêmes raisons – mais l’impact est identique. C’est comme si l’histoire voulait vraiment nous enfoncer quelque chose dans la tête – cette gauche de 68, Sarkozy, Le Pen ou les terroristes armés – on va en finir avec vous.
Défendre la gauche ?
A force, pour les gens comme moi qui étions dubitatifs de l’intérêt de cette gauche, le doute s’instaure : cette gauche aurait-elle plus de sens que ce que nous avions cru ? Ce qu’on veut abattre représente encore quelque chose. Cette gauche momolle et embourgeoisée représenterait-elle quelque chose de suffisamment important pour qu’on veuille en finir avec elle avec autant d’acharnement ? Elle n’est pas un cadavre – on ne se donne pas tant de mal pour déterrer un mort et lui remettre une rafale dans le cerveau. Cette gauche à laquelle j’ai tant de mal à croire serait-elle encore, finalement, la dépositaire de quelque chose qui vaille qu’on s’acharne à ce point contre elle ? De facto, oui. Il y a, éventuellement, dans cette gauche à laquelle il est parfois difficile de s’identifier, quelque chose qui vaut la peine qu’on risque sa vie à la défendre. Dont acte.
J’ai participé à une émission de télé le jeudi soir et au bout de trente minutes, on était partis sur l’islam, et ce n’est pas parce que j’éprouve pour cette religion davantage d’affection que pour les autres, mais je ne sais pas faire le rapport entre ce qui s’est passé et l’islam. Je voyais juste l’ironie absurde du truc : ces mecs de Charlie transformés en martyrs, et l’extrême droite de l’alliance UMP-FN pissant sur leurs tombes. Et oui, ça nous fait bizarre, à nous les judéo-chrétiens – moi, blondasse blanche aux yeux clairs en tête –, de voir que toutes les civilisations ne vont pas s’écrouler en même temps, et notamment la culture musulmane a l’air d’être sur un premier temps quand nous sommes dans les dernières notes de la partition. Après les avoir méprisés dominés humiliés et être nés convaincus de notre supériorité – quitte à se sentir un peu coupables, du coup, mais tellement supérieurs –, oui ça nous fait bizarre de comprendre que nous ne ferons pas partie des forces qui comptent, demain. Ce n’est pas inintéressant mais c’est étrange à vivre, le crépuscule d’une civilisation.
“Du velours pour les investisseurs”
Puis est venu Coulibaly. En deux temps, jeudi matin, la policière, et vendredi après-midi, l’épicerie casher de la porte de Vincennes. Cette fois comme un mauvais remake de Merah – d’abord le fonctionnaire qui ressemble le plus possible à l’assassin, comme effacer une version de soi qui se serait plus intégrée, à qui on aurait confié les armes de la République alors qu’à toi on n’a confié que dalle, crevard, et ensuite les Juifs – et on peut le voir de la même façon, quand même, une version de toi qui aurait mieux réussi. Une saleté de preuve supplémentaire de ta propre nullité : puisque d’autres réussissent à le faire, qui te ressemblent quand même beaucoup, c’est vraiment que t’es qu’une merde, toi et tous ceux qui te ressemblent. Alors crevez tous.
La haine est mon élément premier, je ne suis pas suffisamment débile pour imaginer que c’est vraiment ce qu’ils ont en tête, mais ça marche aussi comme ça, je crois : ce sur quoi on tire, c’est sur la preuve de ce que nous sommes responsables de notre échec. On veut contaminer l’autre de notre sensation de nullité. On veut qu’il sente ce qu’on sent. Et puisqu’il a l’air de se pavaner dans sa belle réussite en refusant d’entendre nos appels, on va s’inviter dans sa réalité, de la façon la moins négociable. En la niant, complètement. C’est fini, pour tout le monde.
J’ai passé quatre jours sur Facebook. C’était d’abord émouvant, tous ces écrans “je suis Charlie”, ensuite c’était un peu chiant, on ne savait plus qui disait quoi et puis il n’y avait pas grand-chose à ajouter. J’ai vu le documentaire The Shock Doctrine tiré de l’ouvrage de Naomi Klein, et c’était édifiant de le voir à ce moment-là. Peut-être parce que Rajoy était à la manif de dimanche et que ce n’était pas difficile de l’imaginer dire aux dirigeants ici : “Vous allez voir, si vraiment vous êtes la cible d’une série d’attaques terroristes, c’est à la fois terrible, évidemment, il faut prévoir beaucoup de costumes noirs et des têtes de circonstances, mais en dehors de ça : du velours, les gars, du velours… si vous saviez comme ETA nous a rendus heureux, nous les dirigeants… et pas seulement pour passer les lois liberticides que nous appliquons aujourd’hui, pas seulement pour nous permettre d’enfermer des gens pour leurs idées, non, c’est bien mieux que ça, le terrorisme : vous croyez que les Français, demain, sont prêts comme ils l’étaient il y a dix jours à réagir contre les lois Macron ? Du velours, les gars, du velours pour les investisseurs…”
Puisque les hommes n’enfantent pas, ils tuent
Sur Facebook, j’ai vu aussi un journaliste demander à une musulmane de se dissocier officiellement des meurtres. Je crois que c’est ça qui a marqué la fin de ma phase “amour pour tous”. On a chacun nos petites obsessions. La sienne, c’est que tous les musulmans doivent payer. On a un peu envie de lui dire, gars, le jour où les rebeus sortiront tous leur kalachnikov des caves pour nous tirer dans la gueule, à la couleur, comme le contrôle de papiers, plus t’as l’air blanc moins t’as de chance de terminer ta journée entier, ce jour-là, tu verras, on sentira la différence. Pour l’instant, je ne vois pas bien pourquoi le monsieur qui vend des légumes au bout de ma rue devrait se sentir plus proche des tueurs que moi. On est tous du quartier des Buttes-Chaumont, on n’y peut rien si c’est dans notre parc que les tueurs faisaient leur jogging. Pas plus le rebeu qui vend ses légumes que moi, on vit dans la même rue, pourquoi lui plutôt que moi ?
On a tous nos obsessions. Celle de ce journaliste, c’est profiter du massacre pour retaper sur les Arabes. La mienne, c’est la masculinité. Je crois que ce régime des armes et du droit à tuer reste ce qui définit la masculinité. Je crois que ce journaliste aurait dû déclarer en préambule qu’il se dissociait formellement de la masculinité traditionnelle. Qu’il ne se sentait pas un homme. Qu’il dissociait sa masculinité de celle des assassins mexicains, norvégiens, nigérians ou français.
Parce que c’est ça, au final, ce que nous vivons depuis une semaine : les hommes nous rappellent qui commande, et comment. Avec la force, dans la terreur, et la souveraineté qui leur serait essentiellement conférée. Puisqu’ils n’enfantent pas, ils tuent. C’est ce qu’ils nous disent, à nous les femmes, quand ils veulent faire de nous des mères avant tout : vous accouchez et nous tuons. Les hommes ont le droit de tuer, c’est ce qui définit la masculinité qu’ils nous vendent comme naturelle. Et je n’ai pas entendu un seul homme se défendre de cette masculinité, pas un seul homme s’en démarquer – parce qu’au fond, toutes les discussions qu’on a sont des discussions de dentelière.
Sinon, la seule préoccupation qu’on aurait, aujourd’hui, pour imaginer un futur différent, ce serait – puisque tous les dirigeants sont là, discutons : quand et comment ferme-t-on les usines d’armement. Quand et comment en finit-on avec votre merde de masculinité, qui ne se définit que sur la terreur que vous répandez ?
Virginie Despentes